Mon instant sur cette terre
De nouveau devant ma fenêtre après deux jours à Bordeaux. Les dernières heures quelque part sont toujours les plus parlantes. Quitter un lieu, fût-ce pour quelques mois, en dramatise chaque son, chaque couleur et ici, surtout, cette impression de grand large, d’éternité de la nature malgré toutes les alarmes écologiques qui ne suffisent pas à la précariser.
Ma fenêtre s’ouvre, selon les heures, droit devant l’Amérique (juste derrière cette ligne, souvent indécise, de l’horizon), à l’aplomb du soleil couchant que je regarde ici, les yeux dans les yeux, depuis tant de soirs, ou devant cette masse grondante, presque effrayante, qui donne plus que n’importe quoi l’impression de la faiblesse de l’homme, qu’est l’océan. Selon les heures, c’est l’un ou l’autre qui donne le « la » au spectacle toujours grandiose, toujours changeant, toujours retrouvé, que contient l’arrondi de la haute fenêtre devant laquelle je travaille.
Aujourd’hui, ma fenêtre est ouverte à deux battants, ce qui est rarement possible. Même en des jours que l’on qualifie ailleurs de canicule, le vent toujours présent, est quelquefois si fort, qu’il faut interposer une vitre entre ciel et table de travail, si l’on veut se maintenir à son poste. Mais, en cette fin d’après-midi, ce ne sont que des brises qui viennent par bouffées, avec le bruit des vagues qui s’éboulent, jusqu’à mon ordinateur.
Car c’est maintenant lui, depuis 10 à 15 ans, je ne sais plus, qui joue le rôle de fenêtre dans la fenêtre. Dès la première fois où j’ai ouvert mon portable ici, j’ai été frappée par la similitude de couleur entre le fond gris bleu de mon écran et celui du ciel ; par la similitude de sens aussi. Ma fenêtre et mon écran sont ouverts sur le monde, un monde sans limites, sans autres repères que ceux que je crée moi même en imprimant des lignes de petits caractères noirs, qui avancent sagement comme des traces de pas, sur cet infini liquide.
Camus a appelé sa première résidence sur les hauteurs d’Alger, où il vivait en bohème avec sa femme inoubliée Simone Hué, « ma maison devant le monde ». Ma maison devant le monde a toujours été celle-ci, une fenêtre ouverte sur la mer, où que ce soit dans le monde. Même si je n’en ai connu que très peu, outre celle-ci où je suis ce soir, elles font toutes plus que se ressembler, elles sont les mêmes.
Un autre écrivain, Suédois celui-là, a écrit devant cette fenêtre (cette fenêtre universelle) un roman qui m’est toujours demeuré en mémoire, moi qui ne sais plus lire de romans. L’écrivain s’appelait Wilhelm Möberg, et le livre « Mon instant sur cette terre ». Rien que ce titre démontre le pouvoir et la signification universels de ces fenêtres ouvertes sur un large horizon et une mer grondante. L’homme qui regarde à travers elles ne peut qu’avoir conscience de la brièveté de cet instant qu’il lui est donné pour contempler au dehors et au dedans de lui même.
Le héros de Möberg, si je me souviens bien, va d’un chapitre à l’autre de ce dehors à ce dedans. A l’extérieur, comme ici, les couleurs du ciel, les formes mouvementées et les bruits de la mer, les échos d’un village situé quelque part à ses pieds. Au dedans, le souvenir d’un frère mort à la guerre, emporté avant lui et soustrait à la perception même de la brièveté de « son » instant.
C’est devant cette fenêtre, sur la longueur de cette plage, que j’ai commencé à écrire, il y aura dans peu d’années cinquante ans. Relativement à ce que j’ai connu alors (les paroles littéralement dictées par une voix extérieure, ou plus justement, totalement involontaire et inattendue), je peux dire que je ne sais plus écrire. La vie réelle est trop pressante autour de moi pour que cette sorte de grâce trouve son chemin. Ou peut-être, tout simplement, est-elle tarie.
Comme chaque année, je m’interroge : reviendrai-je ici ? pourrai-je encore marcher loin le matin en attendant que la fatigue me ramène d’où je suis partie ? Toutes les années sont délimitées pour moi entre ma venue et mon départ de ce front de ciel et de mer. Toutes les années apportent et emportent en proportions différents. Certaines m’ont donné de la force, d’autres ont creusé des vides. Aucune à ce jour, ne m’a enlevé l’envie d’être.
Répondre