L’ambition de la réforme du collège est la bonne. C’est celle qui au début du siècle dernier animait les « hussards noirs de la République » : donner à tous les enfants le maximum possible de chances d’égalité.
Rien n’a changé depuis lors. Les cerveaux à la naissance, s’ils ne sont pas les mêmes, sont égaux en force, en capacité de développement, en devenir. Très vite, ils ne le sont plus tout à fait : le nombre de mots, d’expériences, l’entourage – au sens le plus large : épreuves, nutrition, tendresse..- auxquels ils sont confrontés les place en positions différentes et c’est l’enjeu de l’Ecole de pallier cette première distribution sur les marches d’un indéfinissable podium.
En tous points, je souscris à cette ambition sans laquelle les fils de paysans pauvres, les enfants des veuves de guerre, les orphelins d’il y a un siècle n’auraient jamais échappé à un destin qui leur paraissait tracé.
L’éducation d’alors avait, comme tous les autres domaines, moins à affronter la globalisation du monde qui complique aujourd’hui infiniment la tâche. Consciente de cela, la Ministre de l’Education et son équipe, ont fait de l’apprentissage des langues un enjeu majeur. Autre ambition à saluer.
Et c’est là pourtant que je m’interroge. L’apprentissage des langues défie la segmentation du système éducatif en « école », « collège », « lycée ». Son agenda, son rythme, est celui du développement hyperbolique du cerveau, pas celui des ministères ni des administrations, quels qu’ils soient.
Chacun de nous connaît des enfants entre 4 à 6 ans qui comprennent plusieurs langues. Ce sont bien souvent les chanceux qui ont deux parents de langue maternelle différente, qu’ils identifient chacun à une langue. Ils tardent quelquefois un peu à parler l’une ou l’autre pour faire « bisquer » l’un des parents, ce qui n’a rien d’anormal même sans se référer à nos bien-aimés psychanalystes, mais ils « possèdent » déjà toutes les bases des deux langues et il suffira de presque rien pour qu’ils les maîtrisent. Et les parlent couramment.
Ce sont aussi les enfants qui parlent une langue à la maison (bien souvent chez nous un dialecte arabe ou une langue européenne de l’est) et qui en apprennent une autre à l’école. Les problèmes sont là quelquefois différents, mais tous ces enfants ont déjà à égalité dans leur cerveau les bases de la possession des deux langues et j’ai été, à plusieurs reprises, « bluffée » que dans les squats les enfant Roms se désignent spontanément comme traducteurs entre leurs parents et moi. Il faudra en effet à l’égard de tous ces enfants des maîtres qu’ils aiment et qui leur soient attentifs, pour qu’ils ne souffrent pas d’un retard de vocabulaire dans la langue scolaire, celle-ci n’étant pas réimprimée à la maison dans toute sa diversité.
Relisez tous les travaux dans ce sens. Les clefs de l’apprentissage « maternel » ou en tout cas « naturel » des langues se situe dans les premières années. Un jeune ou moins jeune adulte qui apprend une langue ne sera jamais aussi à l’aise, aussi fluide, que celui qui en a été imprégné dans son enfance.
Cet enjeu des langues a une importance particulière, j’ose même dire décisive. L’Europe tire sa force (et aussi quelques-unes de ses difficultés..) de la variété de ses langues et donc de ses cultures. Ce fut un des plus graves maillons manquants du Traité constitutionnel de ne pas dire UN MOT de l’apprentissage des langues « voisines » selon l’expression du linguiste Claude Hagège. Peut-on penser qu’en possédant le seul « espéranto anglais », un jeune puisse se sentir réellement européen ?
Alors quoi ? Jouons l’Europe, jouons le monde ! Jouons cette bénédiction de pouvoir apprendre une langue sans effort en apprenant à chanter des comptines puis de vraies chansons dans une langue voisine, en commençant dès l’enfance à compter en deux langues, puis, naturellement, en parlant géographie, poésie, vie quotidienne… avec une maîtresse qui parlera cette autre langue dont l’oreille enfantine possède déjà la musique.
Trop cher, trop exigent en « moyens » éducatifs ? Pas forcément. L’ambassadrice d’Allemagne a exprimé la crainte de son pays de voir la « langue de Goethe » de moins en moins enseignée de notre côté du Rhin. Mon inquiétude est la même de voir le français plier l’échine devant la priorité faite à l’anglais dans tous les Länder allemands. Et si nous échangions des enseignants et qu’un nombre égal d’écoles dans les deux pays bénéficie d’institutrices venues du pays voisin ?
Même chose avec les autres pays majeurs de l’Union européenne.
Pas forcement trop cher, mais compliqué. Je l’avoue. Car il faut faire perdurer cet enseignement, cette imprégnation pendant les premières années d’école. Non pas en récitant des déclinaisons, mais en parlant, en échangeant classes, enfants et enseignants. Et alors pourquoi pas anticiper d’un an l’apprentissage « scolaire » de la langue apprise naturellement ?
Compliqué parce que cela suppose des classes diversement spécialisées. Non, l’allemand n’est pas une langue élitiste, pas plus que l’espagnol ou l’italien. Pas davantage que l’anglais mais qui se situe tout autrement du fait de l’imbibition générale due aux médias et à chacun de nous. Mais cet espéranto anglais n’a rien à voir avec la langue de Shakespeare, avec l’incroyable richesse de son vocabulaire. Certains peuvent choisir qu’elle soit la deuxième « langue maternelle », certains peuvent en choisir une autre et n’en faire, en 5ème, que la troisième. Ce seront peut-être ces derniers qui auront le meilleur atout dans un parcours professionnel européen ou latino-américain. Ou tout simplement chez nous, au contact de salariés d’entreprises étrangères ou de touristes.
Je n’ai jamais eu l’occasion d’interroger Najat, que j’ai en grande amitié et estime, sur sa connaissance d’une de ses deux langues d’origine, non plus que sur celle de ses jumeaux. Non plus sur son vécu de ce biculturalisme qui est une incroyable richesse. Mais elle ne peut y être insensible.
Notre ambition est l’égalité : donnons à tous les enfants cette chance, cette richesse, ce trésor.