Nommée Ministre, je me suis promise d’éxercer cette honorable fonction en Médecin, ce que j’ai été pendant 45 années. Qu’on se rassure : je n’ai pas exercé la médecine en Ministre, je n’avais qu’une vague idée de ce que cela pouvait être, loin en tout cas de la pratique particulière de mon Ministère et surtout, je n’avais ni le moindre plan, ni la plus petite hypothèse qui me laisse augurer de l’être un jour.
Être Ministre comme on est médecin, j’imagine que l’on devine un peu ce que cela signifie. Je ne voudrais pas utiliser un vocabulaire archi-rebattu, mais c’est mettre les gens avant ce qui les entoure. C’est aussi mener une équipe (les membres de mon cabinet), comme une équipe hospitalière et cela veut dire beaucoup. Mon équipe en effet n’a pas changé depuis sa composition, il me semble qu’elle va bien compte tenu du contexte difficile qui est le nôtre. C’est une équipe jeune -comme le sont les équipes hospitalières où infirmières, externes, internes ont majoritairement moins de 30 ans-, qui sait pourquoi et surtout pour qui elle travaille, une équipe engagée et talentueuse, qui sait être joyeuse et aussi râler juste ce qu’il faut. La « dream team » m’a dit vendredi dernier un visiteur auquel elle avait été présentée. Je lui laisse la responsabilité du compliment. Il n’est pour autant pas totalement infondé.
C’est donc à la médecine que je pense souvent. Je réfléchissais aujourd’hui aux 45 années qui furent les miennes. Pas une heure, ni dans mes études, ni dans la pratique, n’a jamais été consacrée à l’aspect régional, territorial, de notre éxercice. Quelles sont les spécificités de l’état de santé des Aquitains, comment marche le maillage territorial à la fois médical et médico-social ? Quelle collaboration entre ces deux champs ? Quelle relation aux collectivités territoriales? Quel agencement des professionnels entre eux ? Bref, de cela qui m’occupe beaucoup aujourd’hui, je n’ai jamais entendu parler en tant que médecin.
Dans chacune de mes visites de terrain, vendredi dernier en Bretagne, la précédente en pays nantais, la précédente encore à Montpellier et juste avant dans le Nord, je suis frappée des spécificités de chaque territoire. Profil pathologique différent, inégalités de santé autrement distribuées, engagement variable des collectivités, coopérations plus ou moins anciennes et plus ou moins vivaces.. Bref, Lille n’est pas Lyon, Guincamp a bâti un tissu de solidarités qui lui est spécifique, la pauvreté n’est pas le même dans le Pas-de-Calais que dans l’Hérault… Ce n’est sans doute pas un scoop, mais après un certain nombre de déplacements, on découvre comme une évidence l’urgence de la territorialisation de nos pratiques de la santé social, ce couple indissociable dont les Etats-Unis ont fait des chaires universitaires et qui se bâtit chaque jour sur le terrain. Le « mariage pour tous » n’est pas que celui contre lequel on défile aujourd’hui même, mais celui des Conseils généraux avec les Agences Régionales de Santé (ARS), des aides à domicile avec les services infirmiers, et des gériatres avec les démographes.
Ce mariage-là, différemment conjugué dans chaque territoire, reste encore à élargir. On ne doit plus soigner, prévenir, accompagner, aujourd’hui comme hier. La formule d’un de mes coéquipiers au Cabinet doit inspirer jusqu’au projet de loi que je prépare : l’intelligence du terrain.
Pas facile dans une loi, par essence normative, de partir du terrain pour bâtir de meilleures pratiques. Le risque est de rajouter une couche là où il y en déjà plusieurs, fondamentalement diverses et spécifiques du territoire. Dali avait inventé des montres molles, ce qui laissait entendre que l’on pouvait négocier avec l’implacable métronome du temps, il nous faut inventer une loi « intelligente » (« smart ») qui puisse se gorger des pratiques du terrain sans se dénaturer.
De tout cela, pendant ces 45 années, je n’ai jamais entendu parler. La pratique des dix dernières années l’a peu ou prou suscité puisque nous avons travaillé en faisant une place plus grande à l’ambulatoire et en déléguant davantage aux acteurs de terrain, grâce par exemple à l’hôpital à domicile. Ma spécialité (cancérologie), je le reconnais, invite davantage à la centralisation hospitalière qu’à la pratique locale. En langage ministre, elle peut même être qualifiée de « régalienne », mais sa déclinaison pratique, une fois les traitements décidés est pour autant elle aussi territoriale et fait appel aux complémentarités et aux solidarités locales.
C’est très étrange, je n’avais jamais pensé à cela comme un tout. Cet après-midi, dans le silence joyeux de mon jardin, cela m’est apparu comme une évidence.