Discours socialiste sur l’identité nationale
Ci-dessous l’intervention de notre collègue Marietta Karamanli, hier soir dans l’Hémicycle, sur l’identité nationale. Marietta a su dire avec une touche personnelle très émouvante tout ce que notre langue et notre culture peuvent porter de meilleur.
« Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, selon Jacques Ancel, géographe persécuté par les nazis et mort en 1943, « un État se marque sur une carte, une nation est une communauté morale plus malaisée à circonscrire ». Il ajoutait : « Ce serait puérilité que de tracer des sentiments dans le rigide cadre des territoires ».
Il est donc toujours complexe de définir ce qu’est le sentiment d’être français. Le mot sentiment désigne lui-même à la fois des sensations et une conscience. Il est périlleux que ce soit l’État qui cherche à dire ce que cela signifie et, ainsi, à « cadrer » des sentiments. En la matière, il ne peut dire « le vrai » car il ne peut y avoir d’objectivité.
Permettez-moi d’avoir une pensée pour Raymond Forni, qui a été président de cette assemblée, l’enfant d’un immigré. Je vous invite à relire le préambule du discours qu’il a prononcé après son élection et qui a fait l’unanimité. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR et sur plusieurs bancs du groupe UMP.)
Je voudrais vous faire part de ma propre expérience, celle de devenir française, ayant été une étrangère pendant une moitié de ma vie.
Je suis née en Grèce, un pays dans lequel l’État, jusque dans les années soixante-dix, avait la tentation de délivrer un certificat de loyauté, où, à la nationalité, s’ajoutait en quelque sorte un serment de bonne conduite vis-à-vis de la nation. À bien y réfléchir, cela fait froid dans le dos.
Je vais essayer de définir ces sentiments qui m’ont fait devenir française et me sentir française.
Mes parents étaient modestes et ont été des résistants à l’occupation nazie. Ils ont connu la famine et ont perdu leur maison dans un tremblement de terre. Autant vous dire qu’ils ont connu l’adversité. J’ai donc été élevée dans une culture de résistance, y compris un peu à eux-mêmes, et d’amour de la liberté collective.
Ma première fascination et mon premier amour pour la France ont été la langue et la création à la française. J’aimais et j’aime le français, même s’il est difficile. C’était et cela reste une langue de liberté, de tolérance et d’espoir.
À mon époque, dans ma ville, Volos, il y avait l’Institut français et ses mille auditeurs. J’ai lu Colette, Balzac, Rousseau, Françoise Sagan. Le français me « parlait », il était et reste pour moi une langue riche et agréable à entendre. Aujourd’hui, on ne pourrait plus faire une telle découverte : on a fermé l’Institut français – c’est déjà une RGPP d’avance ! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Mme Marietta Karamanli. J’enviais aussi ce qu’étaient les créations françaises, notamment la mode, car j’y voyais le signe de quelque chose qui se réinventait constamment, s’adaptant aux besoins nouveaux et créant des goûts originaux. En ce sens, la France, c’était pour moi un pays qui ne subissait pas le changement mais le pratiquait par la culture. D’une certaine façon, la France me faisait rêver.
Ma deuxième découverte et mon deuxième sentiment ont été, à vingt ans, le fait que je me sente à l’aise dans le pays lui-même.
En venant d’abord à Grenoble, puis à Paris et au Mans pour mes études, j’ai eu d’emblée le sentiment que je pourrais y vivre pour toujours, chose que je ne pouvais savoir avant d’y être. C’est un sentiment fort, que nul État ne peut prescrire ni interdire. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)
Au-delà de la diversité des paysages et des hommes et femmes, de l’harmonie des goûts, de la beauté du vin, domine une morale laïque. Ici, ce n’est pas la religion qui détermine votre appartenance à la communauté nationale. Je viens d’un pays où 98 % des Grecs sont baptisés orthodoxes et, si vous ne vous mariez pas à l’église, vous n’êtes pas tout à fait le gendre ou la belle-fille de vos beaux-parents.
La France, c’est aussi un pays qui croit à l’école, depuis la maternelle, aujourd’hui menacée malheureusement, certains n’y voyant que de petits enfants à changer, jusqu’à l’université, avec l’idée que chacun a une chance.
C’est un pays qui croit aussi à une morale laïque faite de devoirs, de justice et de bonté, d’habitude de la réflexion, une morale qui se suffit à elle-même sans avoir besoin d’un prêtre ou d’un chef qui décide seul de ce qui est bon pour tous, même si notre Président de la République pense autre chose.
Mon troisième sentiment pour la France a été le plaisir de me savoir reconnue pour ce que j’étais.
Plus tard, en lisant Ferdinand Buisson, philosophe, pédagogue, et ministre de la IIIe République, j’ai découvert que c’était ce qu’il nommait « l’individualisme de conscience ». Ici, vous pouvez être vous-même et ne pas être défini exclusivement par votre famille, votre religion, votre travail ou votre entreprise, votre pays d’origine, ou encore vos préférences sexuelles. Vous êtes, quelque part, « indépendant » d’eux. On y pratique non pas la coexistence des particularismes mais le partage de ce qu’il y a de meilleur dans les individualités et les valeurs.
Par ailleurs, cet individualisme n’est pas l’individualisme de concurrence qui est aujourd’hui valorisé et vanté partout, jusqu’aux plus hauts sommets de l’État. Être puissant, riche, riche parmi les puissants ou puissant parmi les riches, cette ivresse-là qui s’empare de celui qui a devancé ses semblables ou est en passe de le faire, qui veut constamment dominer et qui se comporte comme tous les riches et les puissants du monde, ce n’est pas cela qui m’a fait choisir la France. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.) Avec ce que j’appelle l’individualisme de conscience, je me suis sentie proche d’une valeur qui est la recherche de la justice dans la diversité et la reconnaissance des personnes.
Mon quatrième sentiment à l’égard de la France a été le bonheur d’être dans un pays ayant le goût des autres. Ce pays a encore la réputation d’aimer les autres, de les reconnaître et de les accueillir quand ils en ont envie ou besoin.
Jeune, je savais que la France avait su accueillir mes compatriotes grecs, ceux qui étaient considérés comme déloyaux ou dangereux par l’État des colonels.
De façon plus générale, j’ai toujours eu la sensation que notre pays était curieux des cultures des autres et apte à œuvrer dans le monde sans penser en être le maître. J’ai le souvenir de ces touristes français curieux de la Grèce antique, que je rencontrais au bureau de poste de ma ville et avec lesquels je partageais quelques mots de français. D’une certaine façon, la France a su donner l’exemple ; c’est parce qu’elle sait être ouverte qu’elle rayonne et est aimée.
Ces sentiments que j’ai essayé de décrire m’ont permis de me sentir chez moi sans renier mes origines, de vouloir porter une idée du progrès pour les autres.
Un vieux Sarthois m’a dit, alors que j’avais un accent plus marqué encore qu’aujourd’hui, bien qu’il risque de l’être de plus en plus au fur et à mesure que l’on avance dans la nuit en raison de la fatigue : « Je sais, vous n’êtes pas d’ici mais, moi, je vous préfère car je sais que, vous, vous me comprendrez et me défendrez ». Il a mieux que quiconque défini ce qu’était être Français, avoir une grande solidarité de vie et d’avenir dans le respect des lois que nous définissons ensemble.
Pour lui comme pour moi, être Français ce n’est pas quelque chose de figé, quelque chose dont l’essence nous échapperait pour être décidé par en haut, fût-ce par un ministre.
Évidemment, la France, c’est aussi mon mari, ce sont mes quatre enfants, de dix-huit à trois ans, qui se sentent tous français et qui aiment tous leurs origines étrangères. Ils se sentent forts d’une histoire riche. Petits, ils dessinaient, sans qu’on leur dise quoi que ce soit, des drapeaux français, mais aussi grecs. Allez comprendre !
Quand j’ai dit à mes parents que je resterai ici, ils ont été tristes. Quand je suis devenue Française, leurs sentiments n’ont pas changé et ils sont devenus fiers de ce que la France avait fait de moi et de ce que je pouvais y faire.
Que peut-on inférer de ces quelques propos personnels et de ces sentiments sans doute vécus par des centaines de milliers d’étrangers devenus Français ?
Selon moi, parler de l’identité nationale comme de quelque chose d’objectif et d’immuable qu’on pourrait « valoriser », comme le dit le site du ministère, c’est impossible.
Se retenir de dire que cette vision est inepte reviendrait à se sentir coupable. Mais de quoi ? D’être français ? Ça non ! D’oublier l’humanité à la Française ? Certainement, et ce serait une entorse à notre propre culture et ça, parce que je suis française, j’aurais du mal à l’accepter.
Selon l’historien Gombrich, l’histoire humaine est un fleuve qui parcourt des paysages différents et jamais les mêmes. Il nous faut donc admettre que nos valeurs, y compris celles que nous appelons nationales, puissent avancer sur ce fleuve et se renouveler. (Les députés des groupes SRC et GDR se lèvent et applaudissent longuement.) »