La République a bien des mystères et j’ai la faiblesse de penser qu’aucun n’est innocent et moins encore, insignifiant. Sans doute est-ce d’ailleurs pour découvrir ce sens profond, cette volonté souterraine et immémoriale, que tant d’élus ont à coeur, de mandats en mandats, de perdurer et de poursuivre leur recherche.
Relativement récente en la matière, je me flatte pourtant d’avoir progressé : la forte signification du protocole -si souvent bafoué en particulier en terre de Guyenne- m’est connue jusque dans le détail ; la belle trilogie des couleurs de notre drapeau comme celle de nos valeurs républicaines m’est familière, même si cette dernière n’en a jamais terminé à me démontrer son urgence et la multiplicité de ses développements.
L’un de ces mystères me reste entier.
Il concerne la table du Conseil des Ministres, autour de laquelle l’honneur et la confiance m’ont été faites de m’assoir à 14 reprises déjà. Pas la table elle-même à vrai dire mais de modestes objets qui y sont disposés.
Une pendule d’abord : le modèle est ancien, voire historique, mais l’objet est en état de marche et son positionnement à mi-chemin entre le Président et le Premier ministre me laisse accroire qu’elle garde pour principal objet de donner l’heure.
Outre la pendule, pas grand-chose, sauf… quelques feuilles de papier, en quantité modeste, harmonieusement déposées à portée de mains de l’ensemble des Ministres sans prérogative particulière de leur titre, y compris du 1er d’entre eux.
C’est une interrogation non résolue, à l’égal de celle de la poule et de l’oeuf, de savoir si la feuille de papier l’emporte en importance sur le crayon ou l’inverse quand il s’agit d’écrire. Dans la signification républicaine, il m’apparait que c’est le crayon.
Les ministres en effet, quels que soient leurs grades et qualités, voient leur place marquée par un crayon papier de traditionnelle mais noble facture. La signification républicaine est ici évidente : ce crayon trouve sa place d’un même bon aloi sur la table d’un écolier du 9/3 et sur celle de nos Ministres régaliens. Sa couleur bordeaux, sobre et de bon ton, sa mine affutée, sa marque « Conté » de haute tradition et -je l’espère- de fabrication française, unit dans un même désir d’apprendre et de concevoir l’ensemble des citoyens français. Le choix doit en être salué.
Le mystère apparait avec la présence en face du Président de la République et du Premier ministre d’un même crayon, de calibre supérieur et muni d’une double tête comme d’une double mine : l’une rouge, l’autre bleue.
La robe du crayon est également double : une moitié est colorée de rouge vif, l’autre d’un bleu intense. Toutes deux d’égale longueur grâce à un affutage respectueux des équilibres et des majorités.
Par cette dernière remarque je m’engage dans la quête du sens. A son sujet j’ai interrogé jusqu’au secrétaire de l’élysée, M le Mas, brillant élève de la promotion Voltaire de l’ENA mais surtout n’occupant pas son actuelle éminente fonction sans raison. Il n’a pu me renseigner davantage que me répondre « que cela avait été de tout temps ainsi », aggravant d’autant l’épaisseur du mystère. Une tradition que ni Giscard -désireux de modernité- , ni Sarkozy -soucieux d’autorité et de rupture- n’a rompue doit aller bien au-delà des apparences.
A prime analyse, c’est bien sûr l’existence de deux têtes, qui l’emporte en signification. Point n’est besoin de relire l’ensemble de la Constitution, ni la suite de celles qui ont émaillé l’histoire de notre République, pour comprendre la répartition des rôles et des pouvoirs entre Président et Premier ministre. Mais alors, la couleur ?
Que l’une de ces têtes soit bleue et l’autre rouge, pourrait indiquer une préférence républicaine pour la cohabitation et on sait qu’il n’en est rien. Sans doute faut-il chercher dans ces deux couleurs un hommage à l’alternance. Le double crayon étant pérenne, il faut que chaque changement de majorité y trouve sa légitimation. J’en suis présentement à ce stade dans ma réflexion, bien consciente que je ne l’ai pas menée à son bout.
Je surveille étroitement ces deux crayons. Toujours parfaitement taillés, dans un équilibre non moins parfait entre le bleu et le rouge, ils ne paraissent pas soumis à un excès d’usage par les augustes mains auxquels ils sont destinés.
C’est sans doute tant mieux : je n’ose avancer que la fabrication en soit encore vivace et je vais m’en ouvrir au Ministre du redressement productif : voilà peut-être un champ qu’il n’a pas exploré. Remettre un crayon à deux têtes à chaque écolier à l’occasion de sa première leçon de morale laïque en lui en expliquant toutes les significations et les prolongements serait susceptible, au-delà même du rôle éducatif, de revigorer une industrie lourdement mise à mal par les marqueurs et feutres japonais et autres outils d’écriture à l’usage souvent aléatoire car toujours secs quand on les voudrait toujours prets.
Je n’ai pas achevé ma quête de sens et il me reste parmi d’autres à résoudre une question : pourquoi tant d’élus, voire tant de ministres, troqueraient le noble crayon papier dont tous disposent, pour l’un de ces crayons à deux têtes ?