Eugène Ionesco, d’autres avec lui, s’est invité hier sans qu’on l’attende, sans que tous le reconnaissent, au conseil de quartier de La Bastide.
Conseil de quartier que rien ne destinait à cette éminente et métaphorique visite. Début plutôt poussif autour des « problèmes du quotidien » comme il avait été annoncé et qui n’a commencé d’enfler et de susciter l’intérêt du public que quand a été abordée la question du squat de Roms de l’avenue Thiers.
Pour ceux qui n’ont pas la chance d’être Bordelais -nul n’est parfait- , la Bastide est un quartier de tradition ouvrière situé sur la rive droite de Bordeaux. Les entreprises ayant fermé une à une, il est largement doté en friches, vieux hangars, contructions branlantes et locaux désaffectés qui lui ont valu depuis 6 à 7 ans la fréquentation de populations en errance, au premiers desquelles les Roms, fuyant l’opprobre et la misère qu’ils connaissent dans leur pays.
Sur l’avenue centrale du nom du vieux Thiers, un vaste squat qui est l’objet de péripéties diverses interpellant toutes les collectivités et, bien sûr, la députée du lieu qui s’efforce d’apporter en toutes circonstances à la fois sa capacité de dénoncer ce qui n’est pas acceptable et de proposer ou de soutenir tout ce qui peut être fait pour améliorer la situation des quelques dizaines de familles qui occupent les lieux.
Débordements il y a, épisodes bruyants, poubelles traînant sur les trottoirs, enfants n’ayant pour toute piste cyclable que les trottoirs voisins du squat, tout cela cependant, grâce à l’effort de tous, sans proportion avec l’enjeu d’intégration des plus jeunes,générations, de ceux qui n’aspirent qu’à travailler sans que la loi le leur permette et, bien sûr, des enfants nés avec sur leur tête des décennies d’exclusion et que nous avons l’imprescriptible devoir de scolariser et de libérer de ce poids.
Au conseil de quartier, le débat finit par s’amorcer. Plutôt mal. L’exaspération pointe ici ou là, initialement mal contenue par le discours trop prudent et un peu hésitant de ma consoeur médecin, adjointe de quartier de la municipalité.
C’est là que Ionesco est intervenu. De manière sidérante et j’ai cru tout d’abord avoir mal entendu. Une Bastidienne se lève, apparemment posée, et se met à parler des rats. Des rats « qui sortent de la terre, suivent les égoûts et les canalisations, et dont certains exemplaires se sont même présentés dans mon salon ».
Des rats. Des rats qui à aucun moment ne figurent sur l’ordre du jour. Des rats, qui viennent d’on ne sait où -ou dont on sait trop- où .
Une autre confirme. « Jusque-là, on ne les voyait pas. Ils se cachaient.. « . Elle reprend: « Et puis il y a eu un, puis deux, et maintenant c’est au grand jour qu’ils se promènent… ». « Et c’est à nous de les supporter, nous qui n’avons rien demandé, est-ce qu’on va laisser notre quartier être envahi.. » ajoute un autre.
Ionesco dans le texte, reportez-vous à cette pièce terrible qui s’appelle « Rhinocéros »
Les visages commencent à se tendre, les yeux à s’interroger et à comprendre. Plus personne n’enchérit. Après plusieurs répétitions du mot dans la bouche de notre calme intervenante, tous devinent qu’ils ont bien entendus : c’est bien de « rats » qu’il s’agit, mais les sonorités sont si proches ..
La conseillère municipale tente de recentrer le débat, un peu gênée, car le recentrer c’est aussi faire le lien. Quelques mots sur les rats, les canalisations, les mesures prises ou à prendre. Elle parait parvenir à éloigner le mot, la proximité des mots, l’inquiétude qui monte, la honte que l’on commence de déceler entre les sièges d’avoir participé à cette métaphore incroyable, thème séculaire de la littérature, et de voir devant soi Kafka et « la métamorphose »; Reggiani et « les loups », bien d’ autres, rejoindre Ionesco sur la scène terrible des peurs et des malédictions humaines.
Ce fut un moment intense, gardé secret par tous, lourd de hontes et d’interrogations, un de ces noirs secrets de l’âme humaine qu’on voudrait oublier mais qu’on sait pouvoir toujours resurgir.