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L’été à son mi-temps

A son mi-temps, ou déjà à son déclin ?  Est-ce l’appréhension ou l’imagination qui dès le  15 aout fait percevoir la fin de l’été ? La chaleur pourtant est à son comble, les villégiatures sont partout remplies à saturation..  L’été n’est pas une tranquille courbe de Gauss aux formes symétriques (laquelle d’ailleurs culminerait le 8 et non le 15), mais une courbe à pente lentement montante et à descente escarpée, troublée déjà de ce qui vient et qu’on ne connaît pas.

Demain, la durée des nuits accélère sa conquête ; demain, ici, les vents commenceront de tourner, les bruits de la mer se feront plus profonds et plus grondeurs, promeneurs et plagistes, jour après jour, seront plus rares, plus âgés et plus lents. Demain, inconsciemment, on ne dira plus « bonnes vacances » ou « bon été » mais « bonne fin d’été ».  Quelques tout petits jours de plus et ce sera « bonne rentrée ». Les journalistes ne laboureront plus un infime quotidien, agrémenté pour les meilleurs de quelques intemporelles enclaves culturelles ou philosophiques, mais postuleront sur les semaines à venir et les tracas de la rentrée.

Les églises de France, en ce moment même où j’écris « prient pour la France ». Je ne crois pas avoir le souvenir que ce fût jamais le cas en ce jour d’Assomption. Une manière d’exprimer ce que nous avons tous en nous : l’inquiétude. Inquiétude pour un pays secoué d’attentats, secoué d’insuffisante réactivité économique, affaibli par un défaut de prise de conscience de la responsabilité individuelle dans l’avenir collectif…

Je reviens vers le spectacle de la mer, le même pour moi, ce même jour, depuis des décennies. Sans doute aussi cette même sourde inquiétude, quelquefois légère et diffuse, compagne de ma révolte régulière contre le raccourcissement des jours, quelquefois aiguë, liée à des causes plus extérieures qu’intérieures comme aujourd’hui. Bonne mi-temps d’été à vous qui m’avez rejointe un moment.

 

 

 

700 000 consommateurs quotidiens. On fait quoi ?

Rien de pire qu’une loi qui n’est pas appliquée, ni d’ailleurs applicable. Rien de moins dissuasif, rien qui porte autant à se dire « finalement, le droit, les lois, ce ne sont que des mots… ».

Si nous devions aujourd’hui accueillir les 170 126 usagers adultes de cannabis (c’est à dire en possession d’une dose « modeste », éliminant l’incrimination pour « détention de stupéfiants ») qui ont été interpellés en 2014 et sont redevables de par la loi de 1970 d’une peine d’un an de prison et d’une amende de 3750 euros; la surpopulation carcérale dont nous souffrons si cruellement serait portée d’un jour à l’autre à l’intolérable et même à l’impossible.

Examinons les chiffres donnés aujourd’hui dans un excellent papier du »Monde » et issus d’un rapport interministériel dont la diffusion a été jusqu’alors prudemment retardée : sur 170 126 interpellés, 33 645 ont été condamnés, dont 3200 à une peine de prison qui n’a été de la prison ferme que pr 1426 d’entre eux

Quand on en arrive à moins  de 1% d’effectivité de la loi, c’est qu’il faut urgement agir. Cette loi est non seulement inutile, elle est, pour les raisons énoncées plus haut, dangereuse .

Le rapport (un de plus car la proposition n’est pas nouvelle et de nombreux débats auxquels j’ai participé arrivaient à la même conclusion) avance un « remède » : la « contraventionnalisation ». Le mot sent son juriste, mais au moins en avons nous un pour exprimer que la peine sera changée en contravention amenant au paiement d’une amende. « Elémentaire, mon cher Watson », et pourtant difficile à faire passer, trop de Français imaginant que l’on va ainsi « déclassifier » la sanction et donc faire un pas vers la dépénalisation, ce que le rapport (non plus que moi) ne préconise aucunement.

Il s’agit seulement de rendre la peine applicable. Tout n’est pas résolu d’un trait de plume : le montant de l’amende (la somme de 300 euros est avancée), la manière de s’en acquitter (sur le champ ?), les limites de doses, le nombre de fois où le recours à l’amende demeurerait possible …, Mais nous touchons presque au but, celui de conserver le cannabis dans la catégorie des drogues, d’en sanctionner l’usage et par ailleurs de conserver les dispositions en vigueur concernant la détention de grandes quantités et/ou le trafic.

Le moment n’est pas bien choisi, à proximité de l’élection présidentielle ? Eh bien, justement, je crois que si. Les Français ne sont pas dupes et ce qu’ils attendent des politiques, c’est du courage et de la clarté. Le courage ici, c’est d’aller à pas responsables, de faire comprendre, de démontrer qu’on ne peut demeurer avec une législation qui n’empêche aucunement l’augmentation de la consommation, en particulier chez les jeunes où le cannabis a des effets cérébraux particulièrement délétères.

 

 

 

 

 

L’homme au doigt tordu

Dans son ultime livre*, à la fois écrit d’un ton familier et très poignant, Henning Mankell se raccroche à nombre de ses souvenirs. Autant d’histoires, de coups d’éclairages, sans autre lien entre eux que son regard désormais suspendu à la possibilité de la mort.

Curieuse expression que cette « possibilité de la mort ». Je n’en ai pas trouvé de plus proche de ce qu’il ressentait : à la suite d’un diagnostic de cancer pulmonaire, qu’on lui disait avec une haute probabilité incurable, cette « possibilité » que nous éloignons si bien alors qu’elle est une certitude, lui est devenue une compagnie de chaque instant.

Une des histoires auxquelles il se raccroche est celle de sa visite émerveillée à la grotte Chauvet, en Ardèche. Cette grotte, vieille de 30 000 ans, est porteuse d’une des premières manifestations identifiables de représentation artistique par l’homme.

Un homme, un seul, a décoré une série de parois de dessins d’animaux pris sur le vif, en plein mouvement. Pourquoi « un seul homme » ? Parce que cet homme a laissé sa signature en enduisant sa main de pigments et en l’appliquant sur les parois. Un doigt de cette main est tordu et c’est justement cette main qu’il a choisie pour laisser sa trace.

Cet homme, raconte Mankell, était « un peintre nomade, employé par plusieurs groupes qui se seraient côtoyés pacifiquement » car on retrouve cette main dans plusieurs grottes d’une large aire géographique. « Employé » est sans doute une conclusion hâtive. Dessinait-il pour un groupe, lui avait-on confié ce rôle ?..

On ne sait bien sûr rien, sinon deux certitudes : cet homme était un authentique artiste et il avait un doigt tordu. J’ai pensé en lisant à « l’homme à l’oreille coupée » (bien que ce fût par Van Gogh lui même) ou au visage dissymétrique de Francis Bacon, dont on retrouve, amplifiée la marque dans toute sa peinture qui est comme tordue sur elle même.

Chacun aura ses exemples. Les courtes jambes de Toulouse-Lautrec, les trois doigts de Bourjoi..  Sans eux, se seraient-ils exprimés de la même manière ? D’autres souffrances nous sont sans doute inconnues qui ont amené l’un ou l’autre à la singularité, à cultiver en eux quelque chose qu’ils n’auraient peut-être pas identifié autrement.

Mais l’on peut considérer comme un signe que le premier artiste dont nous ayons connaissance ait été porteur de cette marque indélébile et que ce soit elle qu’il ait choisie pour signature.

*Henning Mankell, sables mouvants, ed seuil

 

 

 

 

Peut-on accélérer le temps des religions ?

Sur @franceinter ce 6 août, le recteur de la mosquée de Bordeaux Tareq Oubrou s’est exprimé sur les propositions qui naissent pour mettre en meilleure cohérence l’Islam de France et la République. Il a parlé avec une immense prudence, qu’il faut comprendre : ceux qui l’écoutent peuvent s’accrocher à un mot, mal entendre une expression, ne sont pas à même niveau de culture religieuse. Parler à tous, être sûr d’être compris n’est pas chose facile.

Tareq Oubrou est un esprit cultivé et d’une grande finesse. Il déplore avant toute chose ce manque de culture religieuse, de connaissance des textes et de la nécessité de ne pas les interpréter au premier degré mais en fonction de leur contexte historique. Je retiendrai de cet entretien avec le journaliste deux points.

Tout d’abord, cette vérité sous forme de question : »Les Musulmans peuvent-ils faire en deux ans ce que l’église catholique a mis deux siècles à réaliser ? ». Il parlait de l’adéquation entre la pratique religieuse et les règles de la République, laïcité en tête. La réponse est en effet sans doute « non ». Pour autant, le XXIe siècle, peut-il accepter que des croisades meurtrières puissent aujourd’hui avoir lieu? Le temps s’est beaucoup accéléré, la conscience humaine a aujourd’hui intégré un certain nombre de principes qui devraient fonder toute civilisation. L’Islam a besoin d’exprimer aujourd’hui ce que l’on considère comme un dénominateur commun universel (oecuménique) de nos religions : « Tu ne tueras point ».

Deux questions qui lui ont été posées, celle du « burkini » (ou plus généralement du corps intégralement couvert pour les seules femmes). Réponse de Tareq Oubrou : cela ne met pas en danger l’ordre public.

C’est vrai -du moins jusqu’à un certain point- , mais cela est incompatible avec une règle, chèrement acquise, de la République : l’égalité -et en particulier l’égale liberté- entre les hommes et les femmes. C’est sans doute un des points « qui ne peut évoluer en deux ans ». J’ai connu le temps où les femmes n’entraient à l’église que la tête couverte. Cinquante ans plus tôt, elles portaient encore des maillots très couvrants. Sans doute ne nous faut-il pas exiger trop et trop vite, mais n’est-ce pas en la matière une régression à laquelle nous assistons? Là aussi, ne faut-il pas quelque peu bousculer le temps ?

Ecrire est ici pour moi une manière de réfléchir. J’ai grande estime pour Tareq Oubrou,et je suis quelquefois inquiète à son sujet, car sa modération n’est pas admise par tous. Mais, certainement, pour vivre et faire ensemble, il faut aujourd’hui accélérer le temps .

 

 

Les feuillets du temps volé

Répondant à ce dialogue extérieur entre vents et marées, le lieu où je suis maintenant, la maison où je me replie depuis quelques 60 ans, ouvre un autre  dialogue, celui du lire et de l’écrire. Je préfère cette forme active « lire », « écrire », à la forme usuelle « la lecture et l’écriture », justement parce qu’elle est plus vive, plus concrête, plus proche du quotidien. Elle est aussi plus personnelle. Comme on dirait « ma cuisine, mes recettes », l’écriture et la lecture relèvent pour moi d’une activité familière. Qui connaît ses hauts, qui bien plus souvent connaît ses bas et ses vides, mais qui demeure, quotidienne, réelle, concrète, simple et le plus souvent, amicale.

Dès l’arrivée ici, les livres installés à côté, autour, de ceux qui années après années les ont précédés, prennent leur place, s’activent dans des caisses de vin déshabitées depuis longtemps, pour se faire remarquer. Autour de la cheminée, partout. On ne s’assoit, ni ne s’allonge nulle part, sans les voir et sans sentir leur double pression  « tu nous négliges » (ô combien vrai toute l’année durant !) et « à toi de jouer, il est grand temps »

Dès l’arrivée, les dossiers à sangles de tapuscrits divers, les sacs de cassettes enregistrées sur la plage et jamais réécoutées, entament le même double discours. La même double question : « si c’est ça que tu veux, c’est maintenant ».

La question n’est pas, et même pas du tout de « vouloir ». L’écriture, comme le désir, ne se commande pas. Sinon après des années et avec une maîtrise que peu atteignent. Thomas Mann écrivait chaque jour, à même heure, une même quantité de pages. Il faut en avoir écrit des milliers pour parvenir à cette maîtrise, à cette ascèse sûre d’elle même, il faut que le fil continu de la vie y soit suspendu tout entier.

Ce ne fut jamais mon cas. J’aime écrire. C’est un remède à bien des maux, le sauvetage de bien des angoisses, quand comme la femme ou l’homme désirés, il s’accorde, il s’offre à vous. L’écriture, la belle, la fluide, l’inspirée, celle qui vous surprend vous-même, ne se force pas, elle s’espère. Pourquoi à ce moment, pourquoi à aucun autre où on était là, à la guetter et à l’attendre ? Le mystère me demeure complet. Un ami journaliste (très bon journaliste) m’expliquait qu’il n’écrivait plus que ligne par ligne, dans la difficulté et même souvent dans la douleur : la facilité de ses débuts lui avait été définitivement dérobée. Je l’ai dit : il n’en était pas moins un journaliste de premier niveau.

Pour moi, mes presque 70 ans de vie durant, si ne j’ai presque jamais cessé d’écrire (« nulla dies sine linea »), je n’ai jamais écrit « pour de vrai », jamais je n’ai entretenu avec l’écriture « cet amour taciturne et toujours obstiné » qui laisse tous les autres sur le côté. Jamais, je n’ai écrit autre chose que des « feuillets », par ci par là, qui ont connu toute une suite de noms : « nouvelles » pour deux recueils ou pour des magazines, critiques littéraires ici ou là, pages de « carnets », micro-cassettes dans mes dictaphones, billets de blog, posts sur face book, tweets…

La question demeure en effet. L’écriture ne sera-t-elle jamais pour moi que ces « feuillets du temps volé » comme elle le fut pour mon père? « Les feuillets du temps volé » fut le titre d’un de ses livres ; ce beau titre devint pour le journal Sud Ouest une chronique mensuelle, « les feuillets de l’imprévu », mais la réalité demeurait la même : écrire lui était un fil rouge, une nécessité en même temps qu’un refuge et qu’un rassurement, mais elle ne prit d’autre forme que celle du feuillet que l’on vole au temps qui court. Sa vie fut d’abord ailleurs.

La mienne est bien entamée. Je me berce de l’espoir de cette « troisième vie » que le XXe siècle nous a donnée grâce à l’augmentation, jamais atteinte jusqu’alors, de l’espérance de vie. Mais une « durée moyenne » de cette espérance n’est en aucun cas une garantie.

Alors quoi, je parlais précédemment d’une ligne continue devant moi de points d’interrogation. Ils accélèrent chaque jour le rythme de leurs pas, ils se mettent à clignoter au milieu de la nuit quand je ne dors pas et je sais bien qu’un pas de plus ils sonneront comme sonnent les alarmes pour signifier ce qui fut signifié à Romain Gary: « Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable ».

Et tout de suite après, s’allumera une lumière rouge dont je sais depuis longtemps, pour l’avoir souvent partagée dans mon univers médical, la signification :

« Trop tard ! »

 

 

 

 

 

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