Trois suicides en 4 mois au technocentre de Renault. Trois employés reconnus comme particulièrement investis dans leur travail. Il n’est pas question de s’engouffrer dans des conclusions hâtives, et très probablement, comme dans tout suicide un faisceau de facteurs entre en jeu. Facteurs personnels, familiaux, mais il semble qu’on puisse dire sans conteste que dans cette multiplicité de facteurs, le stress professionnel a joué pour ces trois personnes un rôle important.
L’occasion de s’attarder un moment sur le suicide et son évolution en France.
Chaque année près de 11000 personnes se suicident en France. Il ne s’agit bien sûr pas des tentatives de suicides mais des suicides que l’on appelle, très mal à propos, « réussis ». Le chiffre est de beaucoup plus élevé que celui des morts sur la route. Il interroge l’état de notre société.
Son évolution est instructive. Contrairement à ce que l’on pourrait craindre, le suicide des jeunes diminue, et ceci grâce à une politique de prévention réussie, à des réseaux d’écoute et de vigilance qui fonctionnent. A l’inverse, et c’est là que se situe l’interrogation majeure, le suicide des adultes entre 30 et 59 ans augmente régulièrement.
30-59 ans, c’est le coeur de la vie professionnelle. En effet, et nous rejoignons le problème posé par nos trois salariés de Renault, toutes les études montrent, que dans la conjonction de facteurs qui amène au suicide, les conditions de travail ou le non-travail ont désormais une place prépondérante. C’est d’abord pour cela que le suicide constitue un problème politique et social. Nous devons y être attentifs parce qu’il est le miroir de la marche et des errements de la société.
Ce suicide miroir d’étain de la société constitue l’idée dominante d’une très belle analyse publiée cette année par Chr.Baudelot et R.Establet*. Ils montrent que selon les pays, ce ne sont ni les mêmes groupes d’âge, ni quelquefois le même sexe qui constituent les groupes « cibles » où le taux de suicide est le plus élevé. Ainsi, en Chine, où les femmes sont encore mariées contre leur gré, et souvent utilisées comme une sorte de personnel ménager subalterne dans les belles familles, le suicide des jeunes femmes est particulièrement élevé et constitue une sorte de mode dramatique de revendication sociale.
En France, comme dans les autres pays européens, les femmes se suicident trois fois moins que les hommes. Plus qu’eux, elles ont la capacité à la fois d’exprimer leur détresse et de se rattacher à la concrétude de la vie et à ce qui marque sa transmission ou sa continuité.
Au chapitre de l’interrogation de la société, la place « privilégiée » de la France parmi les pays européens mérite que l’on s’y arrête. Les taux de suicide les plus faibles (inférieures à 10 pour 100 000 habitants)sont enregistrés en Grèce, en Espagne, en Italie et au Portugal, pays où le lien social est mieux conservé qu’en France. Tous les spécialistes s’accordent sur ce point simple : la meilleure prévention du suicide passe par le rétablissement du lien social. Un lien social simple, non discriminant comme peuvent l’être certains clubs ou certains groupes qui font au contraire ressentir leur faiblesse aux plus faibles.
Voilà qui nous concerne tous, tous les jours : se battre sur les conditions de travail, promouvoir une société plus simple, moins engoncée dans le jeu des apparences et des appartenances. Tout cela est malaisé à exprimer : je me suis faite un jour ramasser par mes coéquipiers de campagne électorale parce que je voulais écrire cette formule « une société plus simple » dans un document. « Qu’est-ce que ça signifie ? » m’ont-ils dit.. Pourtant c’est profondément ce que je ressens : une société où la prise de conscience de l’unicité de notre condition soit plus clairement ressentie et partagée.
Bon, d’accord, c’est peut-être pas évident à formuler dans un tract ! Je crois pourtant que, jusque dans la prévention de ce paroxysme de souffrance qu’est le suicide, cela peut constituer à la fois un moyen et un but. Tous les jours, pour nous tous.
- « Suicide, l’envers de notre monde », éd. Seuil