J’espère que la triple page du journal Sud-ouest consacrée à Alain Juppé le 15 mai sera l’objet d’une lecture de texte à sciences-po. Elle est un exemple peu égalé du langage politique et de la raison pour laquelle les Français perdent confiance.
Premier exemple : Alain Juppé supprimera(it) 250 000 emplois dans la fonction publique. Le journaliste ne relève pas le lien discutable avec la baisse du chômage mais il l’interroge clairement « Dans quelles administrations supprimerez-vous ces postes ». Réponse : « Il faut les maintenir dans l’éducation, la police, l’armée, la magistrature« . Voilà une réponse qui amène un certain consensus mais qui va à l’inverse de la question posée. Le lecteur est obligé de faire l’effort de la réflexion : quelles sont les administrations, hors ces quatre-là, qui sont alors exposées ? La santé en tout premier lieu qui est aujourd’hui à la limite des efforts possibles, le secteur social (RSA, handicap, grand âge, allocations chômages), les collectivités territoriales telles que celles que dirige actuellement le Maire de Bordeaux (et où il n’arrête de dénoncer la baisse des subventions de l’Etat), la recherche… Si Alain Juppé avait répondu à la question autrement qu’a contrario, il aurait sûrement rallié assez peu d’approbation. Notre modèle social, avec 100 milliards d’économies comme il le propose, et la suppression de 250 000 postes, sera totalement explosé. Merci qui ?
Autre question « Pourriez vous associer la gauche à votre quinquennat ? ». La réponse mérite une fois encore le grand prix de l’esquive : « Je défendrai un projet et un discours de rassemblement« (suit un bla-bla sur la situation en 2002..). L’exemple précédemment donné montre que le projet ne rassemblera qu’une droite bien de droite. Quant au discours, imaginez-vous un candidat qui répondrait « Je défendrai un discours de division » ? ..
Nouvel exemple : « Mes propositions sur l’économie sont toutes très bien accueillies. Sauf une, (la suppression de) l’impôt sur la fortune ». Alors là, cher Alain Juppé, il faut voir du monde : de tous ceux qui ont réussi à décrypter votre langage subliminal, je n’en ai pas rencontré un qui approuve ces propositions. Mais quelques-uns se sont laissés piéger par votre manière de dire sans dire, ou par la lénifiance du titre de Sud-ouest: « L‘injustice sociale, c’est le chômage » avec lequel on ne peut qu’être d’accord ; mais à cette injustice sociale cardinale, répondrez-vous par une élévation des allocations chômage ? Eh bien, pour ma part, je prends le pari : comme vous voulez baisser les charges sur les entreprises et faire 100 milliards d’économies, vous les baisserez et/ou vous les écourterez. Fromage et dessert pour les chômeurs et, en prime -je parie encore-, une moindre prise en charge de leur santé. « Si on explique, on peut réformer » dites-vous. Seulement voilà, vous vous gardez bien d’expliquer.
J’ai gardé le meilleur pour la fin : toutes ces bonnes nouvelles qu’il nous cache à demi, il les fera passer dans les six premiers mois par ordonnance. Une « ordonnance » dit comme ça, ça n’a pas l’air méchant, c’est même ce qu’un médecin vous remet dans le but de vous guérir. En politique, c’est un poiluchon plus brutal : c’est légiférer sans vote du Parlement. Celui-ci n’est consulté qu’une fois pour habiliter le pouvoir exécutif à agir sans son intervention pendant un temps limité, mais pour autant de mesures qu’il en décide. Une sorte de 49 -3 en salves mais sans motion de censure, c’est à dire sans engager la responsabilité du gouvernement. En un mot, retraite à 65 ans, coupes sur la dépense publique, suppression de 250 000 postes de fonctionnaires, réduction prévisible du budget de la sécurité sociale, suppression de l’ISF, baisse de la fiscalité des (seules) entreprises, régime général de retraites pour les fonctionnaires… Tout cela mis en place dans les six premiers mois…
Un été meurtrier, en face duquel il ne restera(it) que la rue.