Où est le fil rouge ?
On connaît d’autant mieux son pays qu’on le compare à ses voisins. Nous attendons aujourd’hui les résultats des élections dans trois Länder allemands représentant 17 millions d’habitants. La chancelière Merkel risque d’en sortir affaiblie, voire très affaiblie, si un vote de rejet de sa politique d’accueil des réfugiés fait baisser fortement son parti, la CDU.
Que fera-t-elle, alors ? Elle a déjà exprimé que, quitte à perdre le pouvoir, elle ne changerait pas de politique sur ce dossier majeur. Les députés de la droite CDU/CSU sont moins unanimes et beaucoup craignent de n’être pas réélus aux élections nationales si elle ne réduit pas fortement l’afflux des réfugiés en Allemagne (pour mémoire 1 million 100 000 sont déjà arrivés, les derniers 100 000 au cours du seul mois de janvier 2016). Pour mémoire aussi, nous n’en accueillons que 30 000, autant que le Land du Schleswig Holstein, qui a la même population que le département de la Gironde.
Deux chanceliers, tous deux SPD (Sociaux Démocrates), ont ainsi perdu le pouvoir du fait de leur constance. Helmut Schmidt qui voulait maintenir une force de défense importante contre l’Est, Gerhard Schröder qui a décidé de réformes dures du marché du travail pour permettre à l’économie allemande de sortir de la crise où elle s’enlisait. A l’un et à l’autre de ces deux chanceliers on donne aujourd’hui quasi unanimement raison sur leur décision d’alors.
Ethique de responsabilité qu’Alexis Tsipras a envisagé tout autrement en acceptant nombre des obligations qui lui étaient faites par l’Europe pour sortir son pays d’une inévitable banqueroute. L’éthique est la même, son usage est inverse.
En France, ce n’est pas un enjeu, c’est mille qui mobilisent l’opinion. Je n’en fais reproche ni au Gouvernement, ni à ceux qui s’opposent à lui. Torts partagés, sans doute, comme dans tous les couples. Mais où est le fil rouge, où est l’idée force, le « Yes, we can » d’Obama, ou le « Wir schaffen das » de la chancelière ?
Lundi, ce sont les agriculteurs qui se révoltent contre les grandes surfaces, l’Europe, la mondialisation ; mais les agriculteurs allemands, que nous accusons de vendre moins chers, ne sont-ils pas dans la même situation ?
Mardi, c’est la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité qui soulève une monumentale bronca. Mais, la déchéance de nationalité EXISTE déjà, plusieurs dossiers sont en ce moment même en cours, est-ce qu’en la constitutionnalisant, nous n’en interdisons pas un usage dangereux si un parti extrême venait au pouvoir ? Il est facile en effet (ou du moins possible) d’obtenir une majorité pour modifier une loi -ce qui serait le cas sans constitutionnalisation- il est beaucoup plus difficile d’obtenir les 3/5 des deux chambres pour modifier la constitution. Nous en faisons en ce moment-même l’expérience, et c’est le prix de la démocratie.
Mercredi, ce sont étudiants et lycéens qui descendent dans la rue pour obtenir le retrait d’une loi de 141 pages, en cours de modification au moment-même où j’écris, et alors que le Parlement n’a pas exercé son pouvoir d’amendement.
Jeudi, où serons-nous ? Et vendredi, et après … J’ai hélas la réponse : nous serons plus bas.
Je ne dis aucunement qu ‘agriculteurs, amis et connaisseurs du droit, jeunes inquiets de leur avenir, n’aient pas DES RAISONS d’inquiétudes, d’interrogations. Moi aussi, je dis tout de go, que je me serais passée de mesures qui jouent comme des chiffons rouges quand l’essentiel n’est pas dans ce qui est dénoncé, quand tant d’acteurs y jouent le rôle de stratèges au bénéfice d’intérêts partisans ou pire, individuels. Tous se réclament des « valeurs ». Quelles valeurs, qui font que la jeunesse se mobilise sur le barème des indemnités pour préjudices qui s’ajoutent aux indemnités de licenciement alors qu’on n’a vu aucun d’eux sur les plages de méditerranée s’alarmer de l’avenir de migrants en danger de mort qui ont majoritairement leur âge ? Quelles valeurs quand le « couple franco-allemand » (et l’Europe entière) se fracture sur cette même question des réfugiés ?
Les valeurs, celles qui me sont personnelles, celles qui figurent au fronton de notre République, je les connaîs mais je déteste de les voir utilisées à dimension variable, au mépris de l’avenir collectif de notre pays chancelant, comme au mépris de ceux que Villon appelait « nos frères humains ».