Je m’interroge de longue date sur le revenu universel, et ceci sans lien avec les « primaires citoyennes » où la proposition a été introduite par un des candidats de la gauche (Benoît Hamon). C’est bien davantage deux constatations qui m’y ont amenée. Tout d’abord, la diversité non pas des avis, mais de ceux qui le soutenaient : des personnalités très diverses, de droite comme de gauche, s’y sont montrées favorables. Un groupe de chrétiens de gauche (les « poissons roses »), parmi lesquels un petit nombre de députés amis, en a fait sous le nom de « revenu de libre activité » * un de ses axes majeurs de réflexion, arguant que toute vie a une valeur et que cette valeur est égale pour toutes. Ce à quoi on ne peut que souscrire, en particulier quand on a choisi la voie de la médecine.
Mais est-ce vraiment la question ? Je laisse de côté l’applicabilité de la mesure, c’est à dire son périmètre (celui des citoyens d’un pays ou tous les citoyens du monde, fussent-ils nouveaux arrivants dans ce pays), son niveau (minimal ou permettant une vie décente), son coût pour l’ensemble de la société qui y souscrit. C’est plutôt son principe, universalisant la dissociation entre le revenu et le travail, qui m’interroge.
Je ne suis pas une femme de parti, mais je me vis comme fondamentalement socialiste. Nous voilà bien par les temps qui courent où tant d’augures de tout poil prédisent la disparition et du mot et de la chose de la scène politique. Socialiste veut dire habité par l’idée d’égalité en dignité, en droits et en possibilités d’aller au meilleur de soi-même. C’est ce troisième membre de phrase qui ne colle pas tout à fait avec le revenu universel.
Ces « possibilités » supposent la liberté d’en user, l’éducation qui permet de les découvrir et le travail de les accomplir. Marx et la primauté du travail sur le capital** n’ont fait que tardivement (au moment du bac) leur entrée dans mon champ de vision. Le travail comme moteur d’une vie, comme combustible tout terrain de son accomplissement et de la découverte de soi (« faire au mieux ce pour quoi on est le moins mal fait ») a au contraire fait partie dès l’enfance de la boîte de Pétri où je me suis construite.
S’y ajoute, pour ma génération, l’idée que la libération des femmes n’allait pas sans leur indépendance professionnelle, matérielle, intellectuelle et je redoute que le revenu universel ne soit un piège tendu à leur émancipation.
Pour tout dire, le travail est pour moi fondamentalement une valeur de gauche et il a animé tous ceux qui ont mis en place notre système d’éducation et d’émancipation. Il y a dans le revenu universel une sorte de résignation à la diminution annoncée de l’emploi. Le Bureau international du Travail a là-dessus des prévisions à la fois réalistes et désespérantes : nous serons demain 9 milliards quand les emplois tels que nous les connaissons seront réduits par le numérique et toutes sortes de progrès technologiques.
Je préfère penser que ces « emplois » seront d’un autre ordre. La transition démographique ouvre un champ considérable dans le domaine de l’aide et du soin. La transition écologique ouvre les mêmes perspectives dans l’habitat, les transports et les modes de consommation. L’art, la culture et la création vont-elles tout d’un coup se réduire ou au contraire faire découvrir des territoires nouveaux ?
Je choisis pour ma part la confiance en l’incroyable capacité d’adaptation qui a fait de l’homme de Neandertal, l’homo sapiens. Il lui a fallu pour cela beaucoup d’effort, d’énergie, de volonté d’aller plus loin. C’est un peu tout cela que j’appelle « travail ».
A lire, deux petits livres aussi différents que leur couleur:
*un petit livre rose « A contre courant », éditions le cerf
**un petit livre orange « Contre le revenu universel », éditions lux