Il n’y a guère que le « jour des morts » ou, la veille, la « Toussaint », que les médias osent ce mot brutal et rustre par son absence de circonlocutions: « la mort ». Dès demain, nous reviendrons à la « fin de vie » et à tous ces mots des faire-parts « nous a quittés », »s’en est allé », qui ont majoritairement effacé les « montées au ciel » « a rejoint le Seigneur », et tant d’autres formules qui habillent de libre arbitre ou d’espoir ce mot de quatre lettres qui est de tous, le plus « gros mot ».
Nous entrons dans une période particulière, accélératrice de ce que l’on appelle aujourd’hui « la transition démographique » : il s’agit de l’arrivée dans le champ de l’âge des générations des trente glorieuses : les « boomers ».
Ceux-ci, tels l’éléphant dans le boa du Petit Prince, vont déformer les courbes démographiques, puis d’ici 2040, 2050, peut-être davantage, « s’en aller » comme tous les autres avant et après eux. La longévité continuera d’augmenter, mais cette bosse démographique s’atténuera et s’effacera.
Je n’en suis pas autrement contente, faisant partie de ces « early boomers » qui sont appelés à prendre la tête du peloton. D’autres le sont à ma place : les groupes d ‘ entreprises funéraires que les fonds d’investissement se disputent toujours plus, les fondations et les associations caritatives qui appellent chaque jour sur les ondes aux dons et aux legs, et quelques autres petits métiers comme ceux qui récupèrent les métaux précieux des couronnes dentaires et des prothèses après incinération. J’en oublie, comme par exemple les assureurs qui vendent « clefs en mains » des contrats-obsèques sans préciser quelle porte ouvre la dite clef.
Une embellie majeure donc pour le funéraire. Qui le mérite bien, après une mauvaise année 2014, où la clémence du temps a gardé sur terre 5% des promis à leur business plan. Ajouté à la concurrence de la crémation (un Français sur trois), avouons que le désagrément est fort et qu’il est grand temps que les générations 1945-50 envisagent de remplir leurs devoirs.
Il est difficile de parler de la mort autrement qu’avec ce qu’on appelle « la politesse du désespoir ». Un élément plus profond et que d’aucuns trouveront peut-être réconfortant vient compléter, et peut-être radicalement modifier, les perspectives des 30 ou 40 prochaines années.
Le nombre de décès annuel, grossièrement stable depuis 1950, va dans cette même période augmenter de 50%. Chiffre considérable, surtout au regard de ce que l’on appelle « le nombre d’aidants potentiels » (les proches disponibles) et l’évolution obligatoire du système de santé. Ces fins de vie, de plus en plus nombreuses, devront être accompagnées. Tous et heureusement, ne pourront mourir à l’hôpital, dans les services d’urgence ou, seuls, dans les EHPAD ou ce qui en fera office. La mort va ainsi retrouver le décor de la maison, s’installer de manière plus apparente et plus marquante dans la vie des familles, familles biens souvent beaucoup plus difficiles à cerner qu’il y a 60 ou 70 ans quand cela était encore fréquent. (Rappelons en effet qu’à 80% aujourd’hui la mort survient en « établissement » et non à domicile).
Ces familles (décomposées, recomposées, construites sur d’autres bases) n’y sont pas préparées. Elles le seront : une nécessité si prégnante et si brutale fera loi et, inéluctablement, fera sens. Les enfants auront vu des morts et des morts familiers avant d’entrer dans l’âge adulte et de vieillir eux-mêmes. Leurs parents auront accompagné leurs grands-parents et leurs propres parents avant de se trouver en première ligne. La « fin de vie », l’agonie ensuite, ne représenteront plus pour eux une visite hebdomadaire dans un hôpital et un coup de téléphone quand « c’est fini ».
Eux aussi, au tout dernier moment, auront serré une main, perçu un dernier hoquet et puis ce départ radical, instantané, violent, ce froid rapide à venir, qui s’appellent la mort.
De même que les rites funéraires très marquants des Malgaches ont de tout temps modifié leur vision du monde, ce retour de la mort dans la vie va en modifier l’appréhension et le sens. Je n’exclus pas que cette modification soit positive, elle sera en tout cas obligatoirement forte.
Tout cela, nous devons le penser et le préparer, même ceux qui n’en verront pas le cours entier. Renforcement majeur des structures de soins palliatifs, interrogation collective et individuelle sur ce monde de 7 milliards d’humains, bientôt 8, bientôt 9, rapports différents au sacré, qu’il soit laïc ou religieux, reprise d’un dialogue autre que sectaire, doctrinaire ou intégriste entre les religions..
Le pire n’est jamais sûr, sauf cette mort que nous renvoyons plus loin, chaque jour plus loin, et qui finalement profitera de cette longue attente pour redevenir plus familière.