promenade du matin (samedi 29 juillet 2006)
Promenade du matin, magnéto en mains, quintessence de la liberté. La plage est libre, immense, étendue presque tendrement jusqu’à un horizon à peine rosé de nuages. Un parasol blanc est seul à se découper sur la ligne des dunes. Je voulais que le blog ait les couleurs de la collection blanche de Gallimard, qui n’est pas blanche, comme le blanc n’est jamais blanc et le noir jamais noir, en substituant au joli sigle NRF, FMR écrit dans les mêmes caractères cursifs. FMR, Ephémère, parce que les pages d’un journal, comme celles d’un agenda se tournent vite et que tenir blog ou cahier c’est voleter autour d’elles à la manière des personnages de Folon. Si je n’étais dans les mois à venir candidate à rien qu’à l’estime de moi-même, je risquerais ce beau titre tout de légèreté, cette initiale FMR dont on pourrait signer toute chose que nous faisons.
Sur cette plage où je marche depuis tant d’années en ayant l’impression qu’elles n’en font qu’une tellement l’éternité du paysage efface aussitôt les intervalles, le cours heureux ou malheureux des jours qui ont paru l’interrompre. Depuis un demi-siècle, des promeneurs semblables, surpris de la beauté des choses et presque toujours silencieux. Ils jettent en me croisant un œil furtif à mon magnétophone, ou, à mes débuts, à mon carnet. Le magnéto a pourtant trouvé récemment un certain anonymat avec les petits appareils photos numériques. Quand je n’y parle pas, je peux passer pour une touriste qui vient photographier les vagues et il apparaît beaucoup moins anormal de venir là pour photographier l’extérieur que l’intérieur. Pourtant, je ne suis pas une touriste, je suis comme les paysans qui empruntent un chemin, toujours le même : leur droit d’usage vaut propriété. Si je restais plus longtemps ici cette année, comme je l’ai fait quelquefois, quatre, cinq semaines et même huit ou neuf dans ma prime enfance, je pourrais remplir le blog de ces images mobiles, de cette permanente agitation, de ces milliers de nuances qui en font paradoxalement un tapis continu . Alain Juppé parle brièvement de cette promenade dans son dernier livre (un autre, semble-t-il, menace !). Nous nous sommes croisés quelquefois ; maigre thorax insoucieux des années, il a comme les autres posé les yeux sur le magnétophone, se demandant peut-être si je parlais de lui, ce que je fais aujourd’hui avec un peu de retard. Tous les deux si j’ose dire n’en menons pas large sur cette plage : silhouettes étroites regardant devant elles, lui habitué d’être vu et moi de voir comme si je me remplissais du monde.
Au bout d’une demi-heure de marche environ (je n’ai bien sûr jamais de montre et mon luxe est ici de ne pas mesurer le temps) j’approche de la plage des estagnots. Les vacanciers commencent à peine d’y arriver, les fanions bleus y sont dressés, ils pointent leur flèche vers l’eau, autorisant la baignade. Je continue ma marche en direction d’une autre plage qui vue de loin a l’air d’une presqu’ile. Même dans cette zone sauvage, quelques points apparaissent sur la dune, l’impression d’être le premier matin du monde s’estompe au fil de la promenade : si on est encore le premier matin, du moins n’est on plus le premier homme. La plage au loin s’appelle je crois la « plage des douaniers » , que je préfère appeler la plage des contrebandiers, bien que ni l’un ni l’autre ne la fréquentent plus guère (décidément, avec l’Europe, tout fout le camp !)
Maurice Sarhy, un « petit Basque » de 20 à 25 ans quand je l’ai connu. Moi, j’en avais cinq ou dix. Contrebandiers, ils l’étaient tous un peu les petits Basques de l’époque mais aussi, quelques dix ans plutôt alors qu’il n’était qu’adolescent , héroïque petit passeur qui à travers ses montagnes ouvrait la porte de l’Espagne à ceux qui devaient fuir. Maurice vient de mourir à 84 ans « blasté », soufflé dans sa maison du pays basque par une explosion de gaz. On l’a transporté à l’hôpital Pellegrin où je n’ai eu le temps que d’apprendre sa mort. Je me souviens d’un coup de téléphone nocturne à mon père, préfet des Basses-Pyrénées dans les années cinquante. Personne ne s’offusquait alors que ces Pyrénées fussent « basses » : Basques et Béarnais savaient que les montagnes s’inclinent par paliers pour rencontrer la mer. Elles sont maintenant atlantiques. Voix du jeune Maurice « Monsieur le Préfet, j’ai été pris.. Les douaniers ne veulent pas croire que je travaille avec vous ». Mon père, facétieux « bien évidemment, je comprends.. et je peux leur confirmer » Silence plein d’espoir. « Mais promettez-moi une chose : que c’est la première fois… ». Nouveau silence où l’on entendait presque l’effort du cerveau pour trouver une réponse qui ne compromette ni la morale ni les chances de sauver l’affaire « Je vous le promets… C’est la première fois que j’ai été pris ! ». Plusieurs fois, des années après, Maurice et mon père en rirent ensemble.
La promenade est capricieuse. Quelquefois, à vrai dire plus souvent que je ne voudrais, elle s’enfle de lyrisme : tout est si beau, vaste, intact et le vent en rajoute dans le genre « il faut tenter de vivre ». Quelquefois, aujourd’hui, elle prend la traverse d’un souvenir, quelquefois même d’un souci mais le plus souvent ceux-là, sauf si proche du retour, la fatigue s’est installée, j’arrive à les épousseter et à les envoyer s’agiter plus loin. Quelquefois aussi, mais c’est devenu si rare et je suis là si peu, c’est une histoire qui commence et je ne sais pas alors qui la dicte. Un jour, je resterai là tout le cours d’un été pour essayer de trouver la réponse.
Voilà, ce sont sans doute les moments les plus heureux et les plus libres de ma vie, et ils reviennent chaque année avec la même grâce. Des dizaines de cassettes, rangées par années, les contiennent. Mon absence d’héritier les découvrira dans le néant d’une poubelle ou d’une décharge. Je ne me lasse pas pourtant. La longue plage, étendue vers les déserts du nord comme le désert des Tartares, est insensible aux bouleversements du monde. Chaque année, j’y reviens, ni meilleure ni pire, mais surtout toujours capable de marcher. Jusqu’au jour où, comme le fit mon berger allemand qui m’avait accompagné quinze ans, je devrai m’arreter en haut des marches et regarder les autres s’éloigne. Il n’y a pas un début de promenade où je n’y pense pas et puis, la musique du vent, le bruit des vagues en ont raison.
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